Europe, XVIIe siècle : guerres civiles anglaises, rivalités religieuses, rois contestés, meurtres politiques. La stabilité n’existe pas. La peur est partout. C’est dans ce tumulte qu’un philosophe anglais, Thomas Hobbes, imagine une solution : créer un pouvoir capable de ramener la paix. Ce pouvoir, il le nomme le Léviathan.
Un monde en crise, un penseur lucide
Le mot « Léviathan » vient de la Bible. Il désigne un monstre marin invincible. Hobbes en fait le symbole de l’État moderne : une puissance souveraine, indiscutable, seule capable de dompter la violence humaine. Son objectif ? Sortir l’humanité de la « guerre de tous contre tous » pour bâtir un ordre durable.
Quand la peur devient ciment social
Hobbes observe les hommes sans illusions. Il ne croit pas en une bonté naturelle. Il décrit l’homme mû par deux forces : le désir et la peur. Le désir, moteur de progrès mais aussi de rivalité. La peur, moteur d’union car elle pousse à chercher la sécurité. À partir de cette base simple, Hobbes construit toute sa philosophie politique : pour éviter le chaos, chacun doit renoncer à un peu de liberté et transférer le droit de punir à une autorité centrale.
Ce pacte, nous l’appelons aujourd’hui contrat social. Il transforme la violence en justice, la force en droit. L’État devient légitime non pas parce qu’il est sacré, mais parce qu’il garantit la vie. C’est une révolution intellectuelle : le pouvoir politique cesse d’être un don divin. Il devient une construction humaine, rationnelle et pragmatique.
État, autorité et stabilité : un trio indissociable
Le terme « État » vient du latin status, ce qui demeure stable. Et c’est bien ce que Hobbes cherche : la stabilité. Pour cela, il conçoit un État fort qui possède trois fonctions unifiées :
- Élaborer les lois : pour fixer les règles du vivre ensemble ;
- Juger : pour arbitrer les conflits ;
- Faire appliquer : pour garantir la cohérence de l’ensemble.
À ses yeux, diviser ces fonctions reviendrait à dissoudre la paix civile. C’est une position radicale, souvent critiquée, mais cohérente : sans autorité, pas de justice. Blaise Pascal le formule ainsi : « La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice tyrannique ». Hobbes partage cette conviction. Il veut unir les deux dans l’État.
Un choc de visions : Hobbes face à Rousseau
Comparez Hobbes à Rousseau et vous verrez apparaître deux pôles de la pensée politique. Pour Rousseau, l’homme est naturellement bon, et la société le pervertit. Pour Hobbes, c’est l’inverse : l’homme est naturellement violent, et la société le civilise. Ces deux visions structurent encore nos débats modernes : liberté d’un côté, sécurité de l’autre. Chaque société choisit son équilibre entre les deux.
John Locke proposera un compromis : limiter le pouvoir tout en garantissant les droits naturels. John Rawls, lui, redéfinira le contrat social autour de la justice comme équité. Ces héritages multiples montrent que Hobbes n’a pas clôt le débat ; il l’a inauguré.
Le réalisme politique comme fondement économique
En observant Hobbes sous l’angle économique, on découvre un message très actuel. Sa philosophie repose sur une donnée essentielle : la rareté des ressources pousse les hommes à la compétition. Sans règles, la logique du marché s’imposerait sans limite. Hobbes comprend avant l’heure que l’économie a besoin d’un cadre politique fort pour éviter l’autodestruction. Le Léviathan peut donc être lu comme la première réflexion sur la gouvernance économique.
Dans nos sociétés modernes, cette idée prend une allure familière. Sans régulation, les marchés financiers deviennent un champ de bataille. Avec trop de contrôle, ils étouffent l’innovation. Trouver le bon équilibre revient à refaire sans cesse le pacte hobbesien entre liberté et sécurité.
Un miroir pour notre monde numérique
Pensons maintenant au numérique. Internet se présente souvent comme un espace de liberté absolue. Chacun peut parler, créer, vendre, influencer. Mais cette liberté totale a un revers : désinformation, harcèlement, manipulation. Cet environnement rappelle étrangement l’« état de nature » de Hobbes, où la loi du plus fort – ou du plus bruyant – domine.
De plus en plus d’utilisateurs réclament aujourd’hui des règles, des modérateurs, une régulation des plateformes. Ce retour à la demande de cadre fait écho au Leviathan : lorsque le désordre devient menaçant, l’appel à l’autorité revient. Ce parallèle nous montre à quel point la pensée d’Hobbes reste vivante. Elle ne concerne plus seulement la politique, mais toute organisation humaine, qu’elle soit physique ou virtuelle.
Leçon pour décideurs et citoyens
Ce que nous enseigne Hobbes, c’est qu’aucune société ne peut tenir sans confiance dans la force publique. La peur, loin d’être un sentiment à bannir, devient un instrument de cohésion. Mais attention : dès que la peur dépasse un certain seuil, elle nourrit la révolte. L’art du politique consiste à doser. Trop de liberté, et la guerre sociale menace. Trop d’autorité, et la tyrannie s’installe.
Dans notre monde économique et technologique, ce même dilemme se retrouve à toutes les échelles :
- Comment garantir la sécurité sans brider l’innovation ?
- Comment réguler les marchés sans étouffer la concurrence ?
- Comment protéger la donnée sans surveiller tout le monde ?
Ces questions prolongent directement la tension posée par Hobbes il y a quatre siècles. Son réalisme sans complaisance nous oblige à penser la politique comme une mécanique de gestion des peurs collectives. Une forme de sagesse utile à quiconque travaille sur la gouvernance, l’économie publique ou la responsabilité numérique.
Ce que nous pouvons retenir
- L’État n’est pas un ennemi, c’est une invention pour échapper à la violence.
- La stabilité a un prix : une partie de nos libertés individuelles.
- La peur structure la société autant que le désir la fait avancer.
- Le débat liberté/sécurité n’a jamais cessé : il se transforme simplement avec les époques.
« La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice tyrannique » — Blaise Pascal (Pensées).
En définitive, Hobbes ne nous parle pas seulement du XVIIe siècle. Il nous parle de nous. De nos réseaux. De nos institutions. De notre rapport à l’autorité. Son Leviathan n’est pas un monstre figé dans les livres : c’est le visage que nous donnons chaque jour à notre besoin de sécurité.
Source : Thomas Hobbes, Le Léviathan ; Machiavel, Le Prince ; Descartes, Spinoza, Locke, Rousseau, Rawls ; Bible (référence du Léviathan) ; Blaise Pascal, Pensées.
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