DuPont : 220 ans de profits, d’innovations et de pollutions

Un empire né d’un baril de poudre : voilà le point de départ d’une des plus grandes sagas industrielles de l’histoire moderne. DuPont, c’est à la fois la réussite typique de l’Amérique industrielle et le miroir de ses excès. Sur deux siècles, l’entreprise a façonné la chimie mondiale, inventé des matériaux qui ont changé notre quotidien, puis affronté les conséquences sanitaires et environnementales de sa propre puissance.

1802 : une poudrerie sur la rivière Brandywine

Tout commence avec Éleuthère Irénée DuPont, fils d’un économiste français proche de Louis XVI, réfugié aux États‑Unis après la Révolution. Formé par Lavoisier, il installe en 1802 une poudrerie au Delaware. Quelques décennies plus tard, les guerres de 1812 et de Sécession font exploser la demande. DuPont devient le premier producteur américain de poudre noire. La dynastie s’ancre alors pour durer.

Ce succès repose sur un double moteur : discipline militaire et innovation technique. Henry DuPont, diplômé de West Point, organise la production avec méthode et rachète des usines concurrentes. Son cousin Lammot y ajoute des brevets novateurs sur les poudres à soude. Résultat : à la fin du XIXᵉ siècle, DuPont domine son marché et profite du boom ferroviaire. Chaque conflit mondial ou guerre civile fait croître l’entreprise un peu plus.

1902 : trois cousins réinventent l’entreprise

À la mort d’Henry, l’entreprise stagne sous la direction d’Eugène. Trois jeunes cousins – Alfred, Thomas Coleman et Pierre DuPont – reprennent les rênes. Ils rachètent la société à bas prix et la transforment en véritable corporation moderne. Le projet est audacieux : introduire des méthodes scientifiques, industrialiser la recherche, ouvrir le capital.

Dix ans plus tard, la croissance attire la justice : en 1913, un procès antitrust scinde partiellement le groupe. DuPont perd des filiales, mais gagne en maturité. L’entreprise comprend alors que l’avenir ne réside plus seulement dans les explosifs, mais dans la chimie de synthèse. Un virage qui fera d’elle un géant.

De la guerre à la consommation

La Première Guerre mondiale gonfle les profits : plusieurs milliards de cartouches sortent des usines. Une partie de ces bénéfices sert à investir dans la chimie organique et dans un constructeur automobile peu connu à l’époque : General Motors. La diversification paye. Dans l’entre-deux-guerres, DuPont produit colorants, celluloïd, peintures et solvants.

Deux innovations majeures marquent les années 1930 : le néoprène (1931) et le nylon (1938). Le premier ouvre la voie aux matériaux synthétiques ; le second symbolise la modernité. Les bas en nylon sont un triomphe : un nouveau rapport entre science et consommation est né. Le laboratoire devient un acteur culturel autant qu’économique.

Le hasard du Teflon

1938, un jeune chimiste, Roy Plunkett, observe une réaction imprévue : un gaz inerte se transforme en un solide lisse et résistant. Il vient de découvrir le polytétrafluoroéthylène – le futur Teflon. Le matériau résiste à tout : chaleur, produits chimiques, gravité presque. Il sera indispensable dans les missiles, puis dans les poêles antiadhésives. Une révolution discrète mais massive.

Après 1945, DuPont devient le symbole du progrès américain. Le slogan interne de l’époque – « Better things for better living… through chemistry » – résume l’esprit d’optimisme. L’entreprise produit nylon, Kevlar, Dacron, fibres ignifuges et polymères spatiaux. Dans les années 1950‑1970, elle emploie plus de 100 000 personnes et domine la chimie mondiale.

Les signaux ignorés

Pourtant, dès les années 1960, les ingénieurs internes notent la toxicité potentielle du Teflon et de ses composants : le C8, ou PFAS. Ces molécules, presque indestructibles, s’accumulent dans l’environnement et l’organisme humain. Les rapports internes évoquent des effets sur le foie et les hormones. La direction choisit le silence. La priorité reste la rentabilité.

Cette dissonance s’aggrave au fil des décennies. Tandis que les profits du plastique et du revêtement s’envolent, les études indépendantes sonnent l’alerte. (Sources : rapports internes DuPont et 3M 1960‑1970, Time Magazine 1981). Le schéma se répète : innovation fulgurante, croissance immédiate, coûts différés. La tension entre science et éthique resurgit dans toute sa force.

La révélation des « forever chemicals »

Années 1980 : un éleveur de Virginie‑Occidentale découvre des vaches malades près d’une usine DuPont. Une fuite chimique contamine les cours d’eau. L’affaire attire des journalistes, puis la justice. À partir des années 2000, les procès s’accumulent : études médicales, témoignages d’employés, données sanitaires. Les résultats convergent : le C8 provoque tumeurs, complications hépatiques et troubles hormonaux.

Malgré les dénégations initiales, la pression du public et des autorités devient insoutenable. En 2015, 3M cesse la production des PFAS. DuPont scinde ses activités : naissent alors Chemours et Corteva, censées isoler les risques juridiques. Mais les preuves s’accumulent. En 2023, un accord global de 1,18 milliard USD est signé pour compenser les systèmes d’eau américains. Un geste jugé modeste au regard des profits historisés du groupe (Source : EPA 2023).

Une leçon d’histoire économique

L’histoire de DuPont illustre la trajectoire typique d’un capitalisme industriel en trois temps :

  • Une phase héroïque : innovation, conquête, profits.
  • Une phase de domination : contrôle de marché et diversification.
  • Une phase de remise en cause : coûts sanitaires et écologiques.

Chaque génération DuPont a incarné l’esprit de son époque : pionniers du libre-échange, ingénieurs de guerre, chimistes créateurs, managers globalisés. L’entreprise a fourni des produits essentiels, du Nylon des parachutes au Kevlar des gilets pare‑balles. Mais elle symbolise aussi cette croyance durable : la croissance résout tout. Edward Abbey l’avait résumé : « La croissance pour la croissance est l’idéologie de la cellule cancéreuse. »

Ce que nous pouvons en tirer

Analyser DuPont ne consiste pas à juger mais à comprendre. Comprendre comment une culture d’entreprise tournée vers l’expérimentation et la performance a pu ignorer ses propres alertes. Comprendre aussi que la transition écologique exige aujourd’hui l’inverse : mesurer autrement le succès, intégrer le coût réel des externalités.

Pour un historien de l’économie, la leçon est claire : la prospérité sans régulation produit ses propres fractures. Pour un entrepreneur, elle est tout aussi claire : l’innovation n’a de sens que si elle anticipe son impact. Les PFAS resteront peut‑être dans nos organismes durant des siècles ; à nous d’en retenir le signal d’alarme pour la suite.

En conclusion

DuPont aura façonné deux siècles de progrès et laissé une empreinte chimique durable sur la planète. Son histoire n’est ni celle d’un monstre ni d’un héros, mais celle d’un système : un capitalisme d’expansion, héroïque dans ses débuts, périlleux dans ses excès. Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus de savoir si la croissance doit continuer, mais comment elle peut s’accomplir sans empoisonner l’avenir.

En étudiant DuPont, nous confrontons nos propres paradoxes. Nous voulons innover, produire, réussir. Mais nous devons aussi préserver, réparer, transmettre. C’est tout l’intérêt de revisiter l’histoire économique : elle éclaire le présent, elle oblige à penser plus loin que le prochain trimestre.


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